Vous avez 60 ans, vous avez connu la Guerre froide : en 2025, c’est flippant, le débat économique est encore peuplé de gentils et de méchants. Vous avez 40 ans, vous avez connu l’Accord de Paris sur le Climat, même la France ne le respecte pas. Vous avez 20 ans, vous avez connu les crises du Covid et des Gilets jaunes qui devaient faire un monde nouveau. Il est pire.

Moi à vingt ans, je représentais les jeunes de Greenpeace au 13eme sommet de l’ONU sur le climat. J’ai 39 ans, un enfant. Rien n’a changé.

Un député a récemment quitté son mandat en disant : « Tout ça pour ça. J’arrive à 75 ans et je vis dans un monde à l’opposé de ce que j’aurais voulu construire ». Je refuse de faire ce constat à la fin de ma vie, j’imagine que vous aussi. La moindre des choses, en démocratie, quand on arrête de voter, ce qui a été mon cas aux élections européennes 2024, est de proposer une alternative. Mon explication au fait qu’en France rien n’a changé : à un quart du XXIème siècle, pour rassembler un pays au deuxième tour, nous n’avons toujours pas répondu à la question « Faut-il sortir du capitalisme ? ».  Certaines ou certains chefs de partis politiques disent « Si vous voulez », « Economie Sociale et Solidaire » ou « Economie de liens et non pas de biens ». D’autres disent « collectivisation », « planification » ou « l’écologie sans sortir du capitalisme, c’est du jardinage ». 

Chérissons cette citation : « Refuser la critique des points fondamentaux est ce qui menace le plus les facultés humaines de compréhension. »

L’alternative, pour qu’elle soit le cœur des débats, il faut la nommer : je propose un concept-obus : un capitalisme de service public. 

Nous vivons dans un monde néo libéral. C’est à dire, non pas un monde de laissez faire, avec cette fable de la main invisible qui orchestre l’économie, mais dans un monde où l’Etat choisit d’intervenir massivement, pour aider les entreprises, et notamment les plus grandes. En juillet, un chiffre est enfin sorti dans le débat public – même si ça fait des années que chercheurs et syndicats l’avaient, et déjà en 2003 le Commissaire au plan parlait d’une « jungle dans laquelle l’Etat ne s’aventure pas » : 211 milliards d’euros par an composé d’exonérations de cotisations sociales dont l’impact sur l’emploi n’est pas démontré partout, de niches fiscales, de subventions, et de niches fiscales déclassées, c’est à dire mises sous le tapis par Bercy au prétexte qu’elles existent depuis trop longtemps. Comme si dans votre couple vous avez une charge mentale mais elle existe depuis tellement longtemps qu’on n’en parle plus, voyez ?

Cet elixir à 200 milliards, c’est le premier budget de l’Etat, il est supérieur aux aides aux ménages, il concerne les entreprises donc 3/4 de la solution aux urgences sociales et écologiques, donc tant qu’on n’a pas dit ça on n’a rien dit, donc ce doit être le premier sujet d’une présidentielle et de l’actualité. Mais personne ne débat sérieusement de qui mérite cet élixir, et sur quels critères. 

Celles et ceux dont la famille politique est à droite, je vous connais feu mon daron bossait au Figaro, je vous entends déjà : sans entreprises créatrices de richesse, pas de modèle social, et si les entreprises sont aidées, c’est qu’elles cotisent plus qu’ailleurs. Bien sûr dans la compétition internationale il faut aider les entreprises qui financent indirectement nos hôpitaux, nos écoles, nos retraites, mais il faut davantage aider celles qui évitent des coûts sociaux et environnementaux à la société, plutôt que celles qui en ajoutent. Or une entreprise qui se fout des pollutions et de la précarité qu’elle génère, coûte à tous les contribuables. Et ça, le marché ne le voit pas.

A celles et ceux dont la famille politique est à gauche. Ces partis, j’ai travaillé pour l’un d’entre eux, j’ai voté pour d’autres. A vingt ans, j’ai cru que ce n’était qu’une question de temps pour qu’ils fassent traverser le mur du son aux idées radicales, au sens de à la racine. 

J’ai hélas l’intuition que ces partis, dont les logiques sont des machines à broyer les nuances, les mains tendues, les individus, n’y arriveront pas sans étincelle extérieure. Soit que cette question est noyée dans un flot de petites phrases, de questions byzantines, de propositions non hiérarchisées. Ras-le-bol.

Les élus sont pour beaucoup des gens admirables d’avoir sacrifié une part de leur vie personnelle à cette dinguerie du débat public, mais c’est aussi la raison qui les empêche. Reconnaître une part de vérité au voisin, affirmer des idées neuves qui seront ridiculisées ou caricaturées dans des polémiques byzantines, c’est risquer d’anéantir des années de présence à des réunions diurnes, nocturnes, le week-end, et la récompense élective qui est au bout. 

Certaines ou certains élus m’ont renvoyé vers le Pôle Idées de ces partis, qui parfois porte mal son nom. D’autres sont d’accord avec ce qui va suivre mais n’osent pas. 

Oui la réponse aux urgences viendra en partie d’une action de l’État. Bien sûr un protectionnisme intelligent, bien sûr la réforme de l’héritage et des tranches d’impôt, bien sûr l’ISF climatique, bien sûr interdire ou taxer certaines publciités, bien sûr un congé paternité égal au congé maternité, dont on parle très peu, alors qu’en découlent beaucoup d’autres inégalités et que des études chiffrent pour nos sociétés les coûts cachés de la virilité, dit autrement concours de bite, dans le contexte international. Mais la vision neuve à porter, pour rassembler un pays au deuxième tour, est, je crois, la suivante : oui, les entreprises privées du XXIème siècle auront un rôle de service public. 

Depuis dix ans, avec des camarades, nous essayons qu’un concept soit la norme : chaque entreprise, à son échelle, doit résoudre des urgences sociales et environnementales. La statue de Milton Friedman, ce gars qui disait que la seule responsabilité d’une entreprise est de faire du profit, n’est toujours pas tombée.

Si par capitalisme on entend entreprises privées et accumulation des profits, disons nous les choses : ces principes, on n’en sortira pas. En revanche, on peut sortir d’une économie de marché déglinguée : que ces profits ne servent plus un productivisme aveugle, qui va jusqu’à rationner les couches et exploiter les femmes des crèches et des Ephad, mais soient réinvestis dans des buts sociaux et écologiques. Une cheffe d’entreprise privée classique (SA, SAS, SARL) peut très bien accumuler des profits dans un but d’intérêt général, elles sont nombreuses à le prouver en France et dans le monde.

Pas la RSE, pas l’entreprise à mission claquée, pas des fondations qui réparent de la main gauche ce que l’entreprise a déglingué de la main droite, non des entreprises privées qui rendent un service public, par leur coeur de business. Et ces entreprises ont besoin d’aide pour affronter une concurrence déloyale.

 « Mais les actionnaires ne voudront pas, regardez ce qui est arrivé à l’ex PDG de Danone ! Mais ça coûtera plus cher aux consommateurs, qui ne pourront plus manger à des prix abordables ! »

Ces arguments visent à masquer l’inaction, et c’est ici qu’intervient notre élixir à 200 milliards, pour remédier aux aveuglements du marché. Ce dont a besoin une entreprise, c’est de visibilité ? Volontiers, en début de mandat, on remet tout à plat : exonérations de cotisations sociales, niches fiscales, subventions, impôt sur les sociétés, impôts de production, TVA, Crédit impôt recherche, prêts de l’Etat : pour savoir qui a le droit de boire cet élixir, l’Etat est guidé par un principe simple : les entreprises qui font le pari de servir le bien commun doivent être privilégiées, et ne plus être en concurrence déloyale avec celles qui visent le profit à tout prix. Et certaines ne doivent plus être aidées. C’est une arme d’incitation massive à associer rentabilité et responsabilité, y compris pour le monde de la finance, y compris pour les consommateurs. C’est le seul moyen de modeler l’économie comme un verre de Murano.

La question de la conditionnalité des aides existe à gauche. Mais premièrement, quelqu’un a compris le nom de l’économie alternative à celle qui déglingue les gens et l’environnement, mais qui doit tout de même nous permettre de garder notre voix dans ce monde ? 

Deuxièmement, quels sont les critères qui justifient qu’une entreprise ait droit à un bouche à bouche de l’Etat ? Qui décide que « pas un euro d’argent public n’ira à Total », sur la base de quelle grille de lecture publique donc démocratique ? 

Une fois que le cadre pédagogique est posé, dans ce milk-shake de critères, on peut mettre beaucoup de promesses de changement : maintien de l’emploi, écarts de salaires, pénibilité, risques psycho-sociaux, insertion, le fait de rémunérer les agriculteurs sous le seuil de pauvreté, les fléaux silencieux des accidents ou des deux morts par jour au travail, récompenser les entreprises dont les biens et services sont bons pour l’environnement ou dont le business repose autant sur la réparation que sur la vente de produits neufs, et celles qui réduisent leur empreinte écologique, y compris leurs émissions importées. Aujourd’hui la moitié ne font même pas leur bilan carbone alors que c’est la loi.

Et si ce sont des entreprises privées classiques qui sont en triple croissance, économique, sociale et environnementale, tout en réindustrialisant la France et en finançant son modèle social, est-ce qu’on les aide d’autant plus fiscalement à embaucher et affronter la concurrence internationale ? La coopérative Duralex prouve qu’on peut préserver l’industrie sans actionnaires impatients, mais est-ce qu’on ne doit aider que les coopératives, alors que statut n’est pas vertu ? Doit-on créer un nouveau statut d’entreprise d’intérêt général, celles qui seront massivement aidées par l’Etat stratège, sur des critères affinés secteur par secteur ? Faut-il fiscaliser de la même manière Fairphone et Apple ? Des actionnaires gloutons et des actionnaires patients ?

Ces débats n’existent pas à gauche alors que tout le monde n’est pas d’accord, ni dans le cadre des élections présidentielles. Je mets au défi n’importe quel candidat de dire que ce ne doit pas être la boussole en 2027. 

A l’heure où Trump, Zuckerberg et Musk veulent plus d’énergie masculine en entreprise, c’est à dire dans leur esprit moins de social et d’écologie, est-ce que ce n’est pas enthousiasmant, révolutionnaire, de dire aux investisseurs et au reste du monde : non la seule responsabilité d’une entreprise n’est pas de faire du profit, oui les entreprises du XXIème siècle auront aussi un rôle de service public, à condition d’un nouveau pacte avec l’Etat, et les citoyens. Est-ce qu’au fond, ça n’est pas ça être français ?

J’ai pas de parti. J’ai pas de pouvoir. « Mais que faudrait-il faire ? Dédier, comme tous ils le font, des vers aux financiers ? Se changer en bouffon dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre, naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? Non, merci. »

J’ai pas de parti, mais j’ai Cyrano. J’ai pas de pouvoir, mais j’ai de la liberté.

Pourquoi moi, trente-huit ans, un enfant, des échecs et quelques intuitions ? Ces intuitions ont toutes un point commun : une prise de risque, là où les experts n’osaient pas.

Nous sommes demain. Venez. Puis non pas « Faites-mieux » : faites-le.

Septembre 2024